Copyright © 2024 Mere de famille dans tous ses etats
Home Le jour où ma Conscience a envoyé valser ma Confiance

Newsletter

Le jour où ma Conscience a envoyé valser ma Confiance Envoyer
Note des utilisateurs: / 6
MauvaisTrès bien 
Quand le chat n’est pas là, les souris dansent. En l’occurrence chez nous, c’est plutôt : les souris grignotent n’importe quoi. Papa est en voyage d’affaire et nous, on va en profiter pour faire deux ou trois repas pas équilibrés, mais pas équilibrés du tout. En avant pour une petite escapade dans le Marais, haut lieu de tentation gastronomique. C’est dans ce quartier que se trouve la vénérable Maison Finkelstein, un endroit où je pourrais laisser ma paye, ou plutôt celle de mon mari. J’ai découvert la cuisine Ashkénaze grâce à un ancien fiancé dont la mère m’avait pris en affection et qui me gavait comme une oie. Après les festins vint le temps des cours de cuisine et je dois bien avouer que ce fut un crève-cœur que de larguer son fils.
Je ne sais même pas si je pourrais reconnaître l’ex en question si je le croisai dans la rue mais jamais je ne pourrai oublier l’odeur de l’Apfelstrudel sortant du four. Un truc pareil, ça vous marque pour toute une vie. J’ai bien tenté de le faire moi-même, j’avais la recette, mais en vain. Elle avait dû omettre un ingrédient, attendant sans doute que je sois mariée à son fils pour me transmettre le secret. N’empêche qu’il m’en a fallu du temps avant de dénicher la pâtisserie digne de ce nom et de retrouver le goût du paradis perdu.
Me voici donc devant la vitrine, bavant d’envie devant l’étalage de douceurs. Mes enfants ont hérité des goûts étranges de leur mère et un blini au tarama leur fait bien plus d’effet qu’une tartine de Nutella. Je dois donc commander pour quatre personnes et, croyez-moi, c’est un sacré budget.
Hugo n’est pas sensible à ce qu’il appelle nos « ashkénazeries ». Pour lui, rien ne vaut le gratin dauphinois de sa môman et le cheese-cake de Finkelstein le laisse de marbre. Mes enfants pourraient manger du gâteau au fromage sur la tête d’un pouilleux et j’en suis très fière.
Il faut voir Allégra se boucher le nez en passant devant le McDo, c’est comique.
Revenons à nos moutons, il est temps de faire quelques provisions. Quelques Haloths (du pain tressé), divins avec de la confiture, le fameux strudel pommes-cannelle, et un cheese-cake entier. J’ai hésité à prendre quatre parts mais je n’ai pas de satisfaction à manger une telle merveille sans savoir qu’une autre part attend son heure bien au frais dans mon frigo.
J’ajoute quelques blinis maison, du tarama à tomber par terre et attends la douloureuse en priant pour ne pas torpiller mon record.
Quatre-vingt euros qui vont être engloutis en moins de deux, Hugo en ferait une syncope.
Ma grand-mère me dirait : « Ah ! ma fille, dire que tu aurais pu avoir tout ça si tu t’étais marié à la synagogue avec quelqu’un de bien de chez nous ! »
Je n’ai jamais regretté mon mariage avec un non juif, allez on peut écrire un goy (de toute façon, faut pas être hypocrite, c’est ce qu’on dit).
Mon mari est hyper tolérant et se plie à toutes nos coutumes sans broncher. Je ne suis pas religieuse, mais il me faut mes cadeaux pour Hanouka et ma petite crise mystico le jour du Grand Pardon.
Mes courses sous le bras, je prends le chemin de la maison sans même passer par la case boutique de fringues. C’est mon mari qui serait fier.
Quel bonheur de passer par la Place des Vosges mon panier bien rempli et toute à ma joie de bientôt m’empiffrer de tarama !
J’en oublierais presque le temps pourri et ce froid abominable qui tombe sur Paris.
Courage, dans cinq minutes ce sera l’extase des papilles. Je compte faire un sort au cheese-cake avant l’arrivée des morfales juniors.
C’est alors que je croise le regard d’une femme, assise sur les marches de l’Opéra Bastille. Ce regard est si triste que je ne peux pas faire comme si je ne l’avais pas vu. Je me retourne et réalise qu’elle tient un enfant serré contre elle.
Pourquoi elle plus qu’une autre, pourquoi est-ce que sa détresse me touche à cet instant précis ?
Je l’aborde et, comme je ne sais pas quoi faire, j’ouvre mon porte monnaie et lui tend un billet de dix euros. Elle le prend avec une lenteur incroyable, on dirait qu’elle est engourdie par le froid. La seule idée qui me vient à l’esprit est de composer le 115, on nous le rabâche tellement à la télé.
Bien entendu, je tombe sur un répondeur qui n’en finit plus de distiller une musique déprimante à souhait. Je suis là, plantée devant la misère humaine, même la réalité des températures négatives m’est étrangère, planquée  dans mon manteau de fourrure.
Je tourne les talons, je prends la fuite. Tout ce que je veux, c’est rentrer chez moi.
Une chanson me vient à l’esprit, tirée de la comédie musicale Les Misérables que j’ai tant aimée.
« La misère enfante la détresse, bien des vices et toutes les faiblesses, la misère lâche la bête en l’homme et la vie en chienne errante se transforme. »
Assise dans mon salon, je me repasse le film de ces dernières minutes. Comment peut-on être aussi lâche ? Comment peut on passer son chemin et oublier aussi sec ?
Je range consciencieusement mes victuailles. Je n’ai pas le cœur à entamer le moindre truc. J’allume la radio et je tombe sur Les Regrets, la chanson d’Alain Souchon. Il ne m’en faut pas plus pour l’interpréter comme un signe, je vais revenir sur mes pas.
Cette fille, je me dois de lui porter secours, c’est une évidence.

Elle est toujours à sa place, les yeux dans le vide et l’enfant contre sa poitrine. Je m’approche doucement et lui demande si ça pourrait l’aider de venir se reposer un peu chez moi. Nous marchons lentement, elle ploie sous le poids de sa fille qui doit avoir dans les deux ans. Elle s’appelle Ecaterina et sa petite Ileana. Arrivées à l’appartement, une odeur insupportable envahit la pièce. Elles puent et sont probablement infestées de poux.
Ecaterina ne parle pas trop notre langue mais semble comprendre ce que je lui dis. Je les conduis dans la salle de bain et leur propose de prendre une douche. Je leur montre comment appliquer la lotion anti-poux. Dans la famille, on est des spécialistes !
J’enferme leurs vêtements dans un sac en plastique, je ferai tourner une machine plus tard.
Comme c’est simple de changer de statut en moins d’une demi-heure. Habillée avec mon jogging beige en velours, les cheveux propres et attachés en queue de cheval, Ecaterina est vraiment une jolie fille. Ileana semble ravie du pyjama de Rose et s’est tout de suite appropriée la chambre et le cortège de jouets qui va avec.
Heureusement, c’est mon amie Pauline qui récupère les enfants à l’école. Je ne me voyais pas partir et leur laisser la maison.
La communication n’est pas vraiment facile à établir. La jeune femme reste sur ses gardes. Il me semble comprendre qu’elle s’est échappée, prisonnière parmi les siens, et qu’elle souhaite retourner en Roumanie.
J’ai l’impression qu’on la forçait à se prostituer mais je n’ose pas m’aventurer plus loin sur le sujet.
Quand les enfants rentrent, je leur explique en dédramatisant au maximum. Ils ne se rendent pas vraiment compte, ils n’ont pas vu la situation dans le contexte de la rue.
Nous partageons le festin Finkelstein quand le téléphone nous interrompt. Julian se précipite, ayant reconnu la sonnerie de son père. Et le voici qui lui explique que nous avons recueilli deux roumaines qui vont passer la nuit à la maison.
Ça ne fait pas un pli, Hugo exige de me parler dans la seconde qui suit.
- Tu vas me dégager tout ça illico presto ! T’es pas dingue de risquer la vie de nos enfants ! D’où tu les connais ? Qui te dit qu’elles ne sortent pas de taule ?
- Chéri, calme toi. Déjà, on ne risque rien au moins avec l’une des deux : elle a à peine deux ans.
- Mais tu te rends compte, non je sais bien que tu ne te rends pas compte, mais jouer les héroïnes  peut avoir des conséquences. Et puis, tu vas en faire quoi, de tes protégées, demain matin ? Je vais appeler les voisins et leur demander de vérifier si tout va bien.
Nous raccrochons un peu fâchés même si je sais qu’il se fait avant tout du souci pour sa famille.
Ecaterina me lance un regard apeuré. Elle doit craindre que je ne lui demande de partir.
Il est l’heure de coucher les enfants et Rose a accepté de dormir avec sa sœur. Je propose à Ecaterina d’aller se mettre au lit avec sa fille, elles ont l’air si fatiguées. Toutes deux toussent à s’en déchirer les poumons et je me fais une frayeur en m’imaginant qu’elles pourraient avoir la tuberculose.
Je passe la soirée à me demander si je ne suis pas en train de faire une énorme connerie. Une peur panique m’envahit au moment de me coucher. Et si elle profitait de mon sommeil pour nous voler et, qui sait, peut être même nous égorger ? Le plus discrètement possible, je m’attelle à condamner la porte de leur chambre avec une commode que je place devant. Je vais jusqu’à me coucher avec un grand couteau sous le lit et finis par m’endormir, tétanisée par la peur.
Le lendemain matin, je suis la première debout, à faire le tour des chambres pour vérifier si tout va bien. Nous sommes mercredi, pas besoin de se stresser pour partir à l’école. Iléana a de la fièvre, elle est brûlante. Quand on n’a pas de papiers, tout est compliqué, la moindre initiative devient un combat. Notre voisin est généraliste, nous sommes de bonne heure, il doit être encore chez lui. N’écoutant que ma bravoure, je m’en vais sonner à sa porte.  La petite a une grippe, il serait plus sage de la placer sous antibiotiques. Notre cher docteur accepte de libeller l’ordonnance au nom de Rose, et n’allez pas me dire que le trou de la Sécu c’est moi.
Journée à tenter de faire le point et mettre en place un plan d’action. Ecaterina souhaite retourner dans son pays mais elle n’a pas les moyens de payer le voyage.
Cela représente un budget de cent soixante-dix euros pour un trajet en car jusqu’à Bucarest. Toute une vie à reconstruire pour elle et le prix en soldes d’un pull chez Zadig et Voltaire pour moi.
La décision est prise : je m’occuperai d’elles jusqu’à leur départ. Les deux jours qui suivent sont joyeux et nous sortons même faire quelques emplettes pour Iléana. Le jour du départ restera gravé dans ma mémoire. Ecaterina me sert dans ses bras si fort, c’est un véritable moment d’émotion. Les enfants et moi leur avons préparé un sac entier de provisions, et il y a du lourd. Elles ne manqueront de rien pendant les cinq jours de voyage. Allegra a glissé des dessins et Rose sa poupée préférée. Je suis heureuse d’avoir inculqué une certaine notion de solidarité à ma tribu.
Le lendemain, je décide de me récompenser en m’offrant un joli pull chez H&M (faut tout de même pas abuser !)
Charité bien ordonnée continue aussi par soi-même.

 

 


 

Commentaires

avatar Ouaps
+1
 
 
Quelle belle histoire et leçon de charité!
Merci de vous identifier pour poster un commentaire ou une réponse.
EN COURS
FINI
ECHEC
Rémunération de l'auteur